- VOYAGE -
Cinq heures du mat… Un ange me réveille !
- Debout Erwan, c’est l’heure !
Mots magiques, et me voilà instantanément debout, déjà prêt, habillé de la
veille, aussi fripé du visage que l’étaient mes vêtements, et ne voyant vraiment
pas l’intérêt d’aller me débarbouiller. Il y avait une vive effervescence dans la
maison. Les yeux encore un peu collés, je regardais tout le monde s’agiter.
Évidemment, comme d’habitude, maman m’avait laissé dormir le plus
longtemps possible. La voiture était remplie comme un oeuf, mon chocolat
fumant et les tartines beurrées étaient prêts dans la petite cuisine de notre
appartement réginaburgien. Le nez plongé dans le bol, mon esprit était déjà làbas.
Les chamailleries de mes soeurs et l’énervement de maman ne
m’atteignaient que de loin… J’entendis bien une lointaine dénonciation perfide
laissant supposer que je ne m’étais pas lavé les dents et que je n’avais pas fait
mon lit ! Mais ce n’était manifestement pas la priorité pour maman et de toute
façon, ma brosse à dents était déjà dans la valise. Ce fut donc dans un
grommellement que j’allai faire mon lit. Enfin, c’est un grand mot… Je tirai
mollement la couverture sur les draps abandonnés et tapotai mon oreiller pour
13
donner un semblant d’ordre à ce pageot que je ne verrais plus pendant deux mois
et demi ! Deux mois et demi ! Mon Dieu, quel bonheur, quel bonheur… Je jetai
un dernier regard sur mon petit univers avec tout de même un léger pincement
nostalgique sur mes délires de constructions en Mécano, le seul jeu qui me
paraissait digne d’intérêt. J’étais incomparable pour créer toutes sortes de
machines infernales et ma chambre n’était souvent qu’un amas de vis, de
boulons, de petits moteurs électriques, de courroies, de poulies et de tout ce que
pouvait comporter un Mécano digne de ce nom !
Et puis, il y avait aussi les livres… et la collection de Tintin et Milou. Le
reste m’indifférait ! Ben oui, il faut que je vous dise : chez nous, les bandes
dessinées, c’était interdit ! Il fallait lire, et comme il n’y avait évidemment pas
de télé, et bien, on lisait, on lisait… Faut reconnaître que c’est chouette de partir
dans une histoire et de s’évader. Je lisais tout ce qui me tombait entre les mains,
caché sous les draps. Mais ce que je préférais, c’étaient toutes les histoires
d’aventures, en particulier celles dans les pays du nord avec des trappeurs
chasseurs et pêcheurs… Je m’évadais avec mes héros et souffrais avec eux du
froid et du manque, je frissonnais de peur quand ils rencontraient un grizzli ou
devaient faire face à une horde de loups. Et bien au chaud dans mon lit douillet,
je m’endormais en m’imaginant près d’un feu de bois, regardant les braises
scintiller sous les bourrasques de vent, perdu au fond des Laurentides ou de
l’Alaska, à la recherche d’une fabuleuse mine d’or.
L’interdiction des bandes dessinées ne concernait heureusement pas les
aventures de Tintin ! Et oui, le parrain de ma soeur Françoise avait l’excellente
habitude de passer de temps en temps à la maison et de lui offrir le ou les
derniers albums sortis… Du coup, impossible au padre de nous les confisquer !
Bonne gâche ! Par conséquence, j’étais devenu un véritable expert des aventures
de mon héros. Je connaissais toutes les répliques, toutes les histoires, par coeur.
Aucun détail ne m’avait échappé. Ce qui me valut une grosse brouille avec
Maman… Ah la vache ! Quand j’y pense ! Devant les albums bien rangés sur
l’étagère, je m’y vois encore ! C’était un peu avant les fêtes de Noël, nous
avions pris le métro pour aller voir les illuminations de Paris et des Galeries
Lafayette, sans que je puisse imaginer une seule seconde ce qui nous attendait…
Tintin et Milou ! Mille millions de mille sabords ! Ils avaient pris comme
thème pour leurs vitrines les aventures de Tintin. Incroyable ! J’en étais baba,
fasciné par ces extraordinaires vitrines entièrement dédiées à mon héros favori.
Tous les albums, sans exception, du premier au dernier, étaient représentés en
situation dans des scènes de chaque recueil. La foule émerveillée se pressait et il
nous fallut beaucoup de persévérance pour pouvoir admirer le spectacle. Et très
peu de temps pour que je m’aperçoive que chaque devanture présentait une ou
deux petites erreurs, oh, pas grand-chose, des détails qui ne pouvaient sauter aux
yeux qu’aux pros, comme moi ! Je n'arrêtais pas de dire à maman :
- Mais regarde, ils se sont trompés là !
14
C’était bizarre quand même ! Et c'est à l'intérieur du magasin que nous
eûmes l'explication… Ils avaient eu l’excellente idée de faire un jeu concours : il
suffisait de retrouver le plus d’erreurs possible parmi les différents tableaux
présentés et de remplir un bulletin avec les réponses. Les cadeaux à gagner
étaient somptueux ! Je ne pouvais pas perdre, ça ne pouvait pas m’échapper !
Impossible ! Du haut de mes dix petites années ! Impossible ! Et me voilà en
train de courir de vitrine en vitrine, excité comme une puce, ma mère à mes
trousses. Je notai fébrilement sans faille tout ce que je pouvais repérer, me
cachant des autres passants susceptibles de lire par-dessus mon épaule. Damned,
Bachibouzouk, rien ne m’échapperait !
Enfin, épuisé, je pus remplir avec brio un bulletin que je remis, plein
d’espoir, au préposé du magasin qui m’expliqua que les dix meilleurs seraient
convoqués le jeudi prochain pour une finale devant plein de monde. Une finale
avec une multitude de questions sur tous les héros de Tintin. De retour à la
maison, fatigué mais heureux, je ne pensais plus qu'à ce moment et de la fenêtre
de notre cuisine, je me mis à surveiller le facteur, essayant de lire sur son visage
une information qu'il n'avait évidemment pas.
Et c’est le lundi qu’on a reçu la lettre ! Venant directement des Galeries. Je
faisais partie des dix gagnants et étais convoqué à quatorze heures le jeudi pour
la grande finale avec un tas de cadeaux à gagner ! Mon coeur ne fit qu’un bond,
je me mis à courir dans l’appartement. Mes soeurs étaient toutes excitées. Il ne
me restait que deux jours pour tous les relire et améliorer mes connaissances si
cela était encore possible. Jamais je n’avais été si potache ! Impossible de
dormir, et ce n’est que le mercredi soir que je m’écroulai, plein de rêves, plus
exalté par le challenge du concours que par les gains que cela représentait…
Vint alors ce jeudi noir, ce jeudi maudit ! Mauvais jour… Maman était
crevée, fatiguée, épuisée, essoufflée ! Elle essaya de m’expliquer qu’elle
n’aurait pas le courage de m’amener dans Paris, de prendre le métro, elle
toussait beaucoup !!! Et moi, je hurlais de colère ! Je ne comprenais pas ! Mais
rien à faire… Nous n’irions pas ! Adieu, veau, vache, cochon, couvée.
Quelques jours plus tard, je reçus un nouveau courrier des Galeries qui
m’offraient des lots de consolation... qui ne me consolèrent jamais !
Bon, allez, c’était le passé, le futur était là-bas ! Je fermai les yeux de
bonheur, j’y étais déjà… Marie-Cécile était venue aux renseignements pour
savoir si j’étais prêt ! Bien sûr que j’étais prêt, prêt à partir à pied s’il le fallait,
même à genoux. Mon chemin de Compostelle à moi. Mon chemin de l’Abbaye,
celui de l’accès direct au paradis.
Deux coups de clef, ma place réservée sur la barre centrale du siège arrière
de la 2CV et mon sac sur les genoux. Dix ou douze heures de souffrances
fessières, chemin obligatoire à l’accès au Graal, mais j’avais trouvé la parade !
Dormir, manger, dormir, manger, dormir, dormir, et encore dormir… Et la route
défilait, interminablement. A cinquante kilomètres heure de moyenne, je ne sais
15
pas comment maman arrivait à conduire si longtemps. Domfront ! A la moitié
du chemin, on s’arrêta au bord de la route pour pique-niquer, maman en profita
pour dormir un peu. Mais pas trop quand même, il y avait encore de la route…
Allez capitaine du vaisseau, faut y aller, zou ! Les truites m’attendaient… Et
puis, Patrick ! Mon copain, mon poteau, mon compagnon de braconnage qui
devait piaffer d’impatience en ce début de vacances car il savait bien que j’allais
arriver. C’était le fils du garde forestier, il n’avait qu’un an de plus que moi, un
génie de la nature. Il connaissait tous les animaux, toutes leurs cachettes, toutes
les ficelles pour les piéger… Faut dire que les énarques n’étaient pas encore
passés par là, avec leur remembrement, leur folie de rentabilité, leurs pesticides,
leurs insecticides, leurs engrais. La Bretagne était riche d’une flore et d’une
faune exceptionnelle, de petits champs tous entourés de haies, autant de caches
pour tous les animaux à plumes et à poils. J’étais loin d’imaginer la destruction
systématique et organisée par ces fous de la croissance économique. Mais, la
tête pleine de rêves, j’étais à mille lieues de tout cela, les truites n’avaient qu’à
bien se tenir, les perdrix à bien se cacher, les lapins à rester dans leur terrier…
J’ARRIVAIS !
Guingamp… La vallée du Trieux… Plésidy… l’Etang Neuf… Sainte-
Marie… Les Quatre Vents… Et enfin ! Enfin, la dernière ligne droite avec en
point de mire les ruines de l’Abbaye… Trois dos d’âne que ma bicyclette
connaissait si bien, la côte du p’tit pont… La délivrance ! Ouf !
Deux petits coups de klaxon pour signaler notre arrivée et voilà bonnemaman
et grand-père qui se précipitèrent pour nous serrer dans leurs bras.
Les premières choses qui me sautèrent au visage furent l’odeur incroyable
de cette nature sauvage qui nous entourait et le calme emplit des cris de choucas.
La vraie vie commençait et je cherchais déjà du regard, vers la route menant à
Kervihan, la « petite maison », pour voir si Patrick avait entendu les coups de
klaxon.
Bonne-maman, fine mouche, ayant suivi mon regard, me glissa dans
l’oreille qu’il n’avait cessé de passer dans la journée, mais qu’il avait été
réquisitionné pour les moissons. Bon, ça attendrait. En attendant, il allait falloir
s’installer !
Pour moi, c’était très simple, ma place était réservée dans le lit clos de la
cuisine, au plus près de la porte d’entrée, petit nid douillet, bien au chaud, non
loin de la cuisinière à bois qui ronflait nuit et jour avec toutes les bonnes
odeurs ; de soupe qui n’en finissaient pas de mijoter, de pains pliés entreposés
sur la panetière ou de café toujours au chaud dans un coin de la cuisine. Cette
place m’était réservée pour éviter que je ne réveille toute la famille quand je me
levais ! En fait, j’étais toujours le premier debout pour profiter du lever du jour,
là où on pouvait voir le plus d’animaux.
Après avoir posé mon sac derrière la porte coulissante du lit, pendant que la
maison résonnait des cavalcades effrénées de mes soeurs dans les vieux escaliers
de bois, je m’avançai dans la grande salle de séjour, le regard vrillé vers ce
16
meuble sans nom surmonté de l’horloge qui égrenait le temps de nos vacances,
lieu où étaient entreposés tous mes trésors avant chacun de nos départs.
Sanctuaire formellement interdit aux non-initiés, c'est-à-dire à tout le monde !
Interdit de toucher ! Y déroger était considéré comme crime de lèse-majesté…
Je m’en approchai lentement, ouvrant avec gourmandise le tiroir central
contenant un invraisemblable fatras d’hameçons, de fils, de plombs, de toutes
sortes de bouchons et autres merveilles. Tout était là ! Parfait ! Restait à grimper
sur une chaise pour vérifier que le dessus de cette même armoire recelait le reste
de mes richesses : cannes à pêche, arcs, flèches, épée de bois. On pouvait aussi y
trouver le sabre et le casque authentiques d’un arrière-grand-père militaire et
cavalier.
Ouf ! Les cousins n’avaient pas osé toucher à quoique ce soit ! Cela valait
mieux pour eux ! Fi den Dou !
Rassuré, je grimpai quatre à quatre l’escalier sans oublier de faire une petite
caresse sur la tête de la Vierge Marie, indéracinable protectrice de notre maison
familiale, qui trônait là, juste à gauche de la rampe. Elle était magnifique cette
Vierge Marie, sculptée dans du chêne et récupérée par bonne-maman dans le
grenier d’une sacristie. Notre grand-mère avait le chic pour déceler des trésors
où les autres ne voyaient qu’une vieillerie bonne pour la « jaille ». De
poussiéreuse et bariolée, à force d’acharnement et d’huile de coude, elle avait
réussi à la décaper et lui rendre sa beauté originelle. Un véritable chef-d’oeuvre
que, du haut de mes dix ans, j’admirais sans arrière-pensée, avec la certitude
qu’elle nous protégeait tous. Tout contre elle, un portillon dans le même bois,
reste de l'entrée d'une chaire, et qui ouvrait son battant sur les escaliers dont les
marches balancées parlaient chacune avec sa propre note, jouant une musique
différente au rythme des cavalcades des enfants ou des pas plus lourds et lents
des adultes.
La fatigue du voyage était déjà loin maintenant, oubliée à jamais, le présent
était désormais infini. Rien ne pouvait plus nous arriver, l’Abbaye était notre
mère à tous, et c’étaient les vacances ! Mes soeurs étaient déjà installées et
chacune s’affairait à ranger ses affaires. Il y avait bien eu quelques disputes
récurrentes concernant le choix des lits dans ce qu’on appelait pompeusement
« le dortoir », mais cela faisait partie du jeu. Comme d’habitude, pour apaiser les
hurlements de Françoise, Marie-Cécile avait fini par céder et les appels répétés
de notre mère pour nous faire descendre dîner avaient définitivement stoppé les
conflits.
La table avait été dressée dans la grande salle de séjour. Il avait bien sûr
fallu mettre les rallonges pour pouvoir y installer toute la famille, d’autant que
les cousins n’allaient pas tarder à arriver, autant dire qu’on serait une sacrée
ribambelle. Mais pour l’instant nous étions les premiers ! Comme toujours,
même en été, un bon feu de cheminée brûlait tranquillement, les bûches
positionnées carrément devant l’âtre libéraient des flammes formant un S
majuscule, littéralement aspirées par un tirage exceptionnel qui surprenait tous
17
les visiteurs intrigués par cet étrange phénomène. Deux énormes fauteuils en
cuir sans âge trônaient de chaque côté du foyer, craquelés autant par le temps
que par la chaleur des flammes. Le premier, celui de droite, était réservé à notre
cher grand-père et celui de gauche, à notre bonne-maman. Faut dire que
contrairement à son mari, elle ne l’utilisait que rarement, tant elle était occupée.
En fait, elle faisait tout, absolument tout ! La cuisine bien entendu, mais aussi le
jardinage, le bricolage, et elle trouvait encore le temps de peindre, de sculpter,
de dessiner, de s’occuper de la paroisse. Elle était incroyable, infatigable…
Quant au grand-père, il avait trouvé l’occupation idéale. Il s’asseyait dehors
dans un vieux fauteuil en osier, son calibre douze juxtaposé, chargé de deux
cartouches en plomb de six, et posé sur ses genoux. Il attendait patiemment, en
faisant la sieste, qu’un imprudent pigeon ramier vienne se poser dans le lierre
des ruines de l’Abbaye qui trônait juste devant la maison. Il daignait alors se
lever pour se diriger avec d'infinies précautions vers le fond du jardin dans
l’espoir de pouvoir distinguer le gibier dans cet énorme fatras de feuilles. C’était
rigolo de le voir se lever tout doucement, empoignant maladroitement son vieux
fusil de ses mains aux doigts recroquevillés par la maladie de Dupuytren, puis
s’approcher doucement du fond du jardin en utilisant la haie de buis pour se
cacher et chercher désespérément des yeux le pigeon qui le narguait en faisant
des roucoulades à fendre le coeur de sa belle. Il était bien rare qu’il puisse tirer et
encore plus rare qu’il en abatte un. Mais c’était un vrai bonheur de le regarder
faire et j’étais si fier de ce grand-père qui avait tant souffert auprès de ses
camarades dans les tranchées pendant la guerre de 1914-1918. Je le voyais
comme un héros et ne me lassais pas de compter toutes les cicatrices de son
corps martyrisé par les éclats des bombes allemandes. Et rien n’était plus drôle
que de l’entendre raconter avec une modestie sans pareille comment, et avec un
allemand très approximatif, il avait été capable, pendant la deuxième « Grande
Guerre » et l’Occupation, de profiter de leur tendance atavique à l’obéissance
pour se foutre de ces satanés « boches ». Je riais aux larmes quand il racontait
comment il avait arrêté dans les rues de Nantes des bidasses de la Wehrmacht
pour qu’ils nettoient le gazogène de sa voiture. Ou comment il avait détourné,
pour l’usine qu’il dirigeait, un wagon d’essence qui repartit totalement vide vers
l’Allemagne. Mon grand-père qui avait pris l’habitude de m’appeler « son p’tit
bonhomme » était incroyablement facétieux. Il prenait tout en dérision et
trouvait un vrai plaisir à asticoter ma pauvre grand-mère qui haussait les épaules
en soupirant et en continuant, imperturbable, à oeuvrer pour tous. Marie-Cécile
avait aussi pris ce tic de hausser les épaules aux bêtises de notre grand-père et
celui-ci rétorquait invariablement : « Attention, tu vas déformer tes vêtements ! »,
ce qui déclenchait un nouvel haussement d’épaules et un éclat de rire général.
Son humour pince-sans-rire qui me ravissait était servi par une étonnante
mémoire lui permettant de nous abreuver sans arrêt, et toujours à bon escient, de
couplets de chansons connues de lui seul, peut-être apprises pendant les longues
attentes au fond des tranchées. Je m’amusais souvent à caresser son crâne
18
déplumé et lisse comme un miroir qu’il avait l’habitude d’appeler son
« aérodrome à mouches ». Et je riais lorsqu’il prenait la décision d’aller se faire
couper les cheveux, opération qui consistait à se faire passer la tondeuse sur une
couronne blanche et clairsemée. C’était probablement pour lui l’occasion
d’échanger quelques bons mots avec son coiffeur.
Rien ne pouvait remplacer les repas de notre bonne-maman. Pour l’heure,
elle nous avait préparé un délicieux civet de lapin avec les légumes du jardin et
une tarte aux poires rapportées par… grand-père ! Autant le lapin que les
poires… Pour le lapin, on pouvait comprendre : il le tirait de la fenêtre exiguë
des W.-C. lorsqu’il allait faire le pipi du matin, car cette fenêtre donnait juste
sur le jardin potager que nous partagions avec quelques lapins de garenne qui
venaient se servir tranquillement à notre nez et à notre barbe. Mais les poires ?
Mystère et boule de gomme... Il ne voulut rien dire, comme à son habitude, mais
je soupçonnai un coup tordu… Et ce n’est que beaucoup plus tard qu’on apprit
la vérité ! Et oui, avec grand-père, il fallait s’attendre à tout. Ce furent les
hurlements de notre grand-oncle Pierre, frère de bonne-maman et propriétaire de
ce qu’on appelait pompeusement « le château », grande maison bourgeoise qui
se situait à une centaine de mètres de chez nous, qui nous mirent la puce à
l’oreille. L’histoire, c’est que notre cher oncle, au demeurant homme très
respectable et gentil avec tous, veillait jalousement sur un grand jardin potager
qui s’étendait sur le terrain séparant les deux maisons et sur lequel on pouvait
trouver toutes sortes de légumes, mais aussi des poiriers souffreteux sur lesquels
quelques fruits daignaient mûrir uniquement pour lui faire plaisir. Il était hors de
question d’y toucher, et notre bon oncle, dans l’espoir de les aider à atteindre
leur maturation, tout en les protégeant des oiseaux insatiables, avait eu l’idée
saugrenue de les entourer de papier de soie à même l’arbre… Et c’est là qu’était
intervenu Léopold, notre grand-père ! Il avait subtilisé les poires de l’oncle et les
avait remplacées par des ampoules… Une vraie blague de potache qui nous avait
faire rire aux larmes ! Comment, avec un exemple pareil, aurais-je pu devenir un
petit garçon sérieux ?
La tarte était délicieuse. Cette fois-ci, notre grand-mère n’avait pas
mélangé la farine avec du plâtre, ce qu’elle nous avait déjà fait subir l’année
précédente. Un petit sac de plâtre malencontreusement rangé près de la farine
après un bricolage avait été le responsable de cette méprise. Et ce mélange, dur à
nos pauvres dents, avait dû être ingurgité malgré nos récriminations.
Pendant tout le dîner, je regardai par la fenêtre le soleil couchant et
entendis au loin, à travers le brouhaha des conversations, le tintamarre des
choucas qui rentraient vers les ruines, lieu de repos et de nidation depuis la nuit
des temps. Mon esprit se prit à vagabonder vers la rivière, le Dourdu, ce qui
voulait dire en breton : « l’eau noire », et son peuple de truites Fario, maître de
mes fantasmes de jeune pêcheur.
Demain, il ferait jour ! Et je n’avais aucune intention d’en perdre une
miette.